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[Le Monde] Apple, fruit de la passion
« le: octobre 29, 2012, 07:46:29 pm »
LE MONDE CULTURE ET IDEES | 25.10.2012

Ce sont de banales files d'attente, mais le monde entier les a vues : des centaines de personnes sagement alignées devant les boutiques Apple - pardon, les Apple Stores - plusieurs heures avant leur ouverture. Tout ça dans l'espoir d'acheter une machine, pourtant disponible à peu près partout, et en quantité largement suffisante, au moins à terme. Le 22 septembre, vingt-quatre heures après son lancement, l'iPhone 5 avait déjà trouvé 2 millions d'acquéreurs, soit le double du 4S, son prédécesseur, et 4 fois plus que son "ancêtre", le 4. Et il y a fort à parier que le lancement d'une mini-tablette iPad, le 26 octobre, va provoquer une montée de fièvre acheteuse.

Avec un prix de base de 680 euros, l'iPhone 5 est pourtant le téléphone portable le plus cher sur le marché. Sans compter qu'avant d'arriver dans la poche de son propriétaire il a été équipé d'une coque protectrice achetée jusqu'à 60 euros, pour un coût de fabrication ne dépassant pas quelques dizaines de centimes. Alors, une simple machine, vraiment ? La frénésie, pour ne pas dire la passion suscitée par certains produits de consommation, Apple au premier chef, laisse rêveur.

UN SYSTÈME DE PRISE D'OTAGE TRÈS SOPHISTIQUÉ

D'après une enquête réalisée en 2011 auprès de 15 818 visiteurs du site américain Hunch Blog, spécialisé dans les nouvelles technologies, les utilisateurs de l'iPhone formeraient un groupe socialement bien défini : moins nombreux que ceux d'Android, le grand concurrent (28 %, contre 39 %), mais plus urbains, plus libéraux sur le plan politique, plus optimistes, plus enclins à voyager et possédant un meilleur niveau d'études. D'où vient alors que ces consommateurs éduqués, dotés d'un sens critique supérieur à la moyenne, versent dans des comportements de fan ou de groupie ? Si vous n'avez jamais affronté un "Applemaniaque", autrement dit un type prêt à mordre quand le mot Microsoft - le grand concurrent - vient dans la conversation, c'est que... vous en êtes un vous-même.

Sans compter qu'Apple est un sujet de conversation inépuisable : l'utilisateur est toujours prêt à vous parler des mille qualités de ses machines, même quand vous ne lui avez rien demandé. Dans les boutiques Apple, d'ailleurs, il n'est pas rare que les clients viennent pour bavarder, comparer les modèles, évaluer leurs performances, voire passer un moment entre adeptes, et pas pour acheter, encore moins se plaindre. Par la grâce de cette foi nouvelle, de simples consommateurs sont devenus d'excellents propagandistes. Avec les meilleures intentions du monde, ils se sont enrôlés sous la bannière d'une marque, sans que cela coûte un centime à ses dirigeants.

Et d'une marque très puissante. Car sous ses airs de chevau-léger de la modernité, Apple est une gigantesque machine capitaliste. Un acteur florissant de la Bourse, qui détient 17 % du marché des smartphones et réalise une marge énorme sur ses appareils. Une entreprise enfin qui a su mettre au service du marketing une perception extraordinairement fine des attentes de l'époque. Au point de faire oublier à ses clients un paradoxe à la fois très simple et très embarrassant : derrière son discours d'apôtre de la liberté, de la créativité et de la "cool attitude", la marque à la pomme a développé un système de prise d'otage très sophistiqué : l'appareil n'est qu'une manière de faire vendre des applications, autrement dit des contenus. Essayez donc de télécharger de la musique, des films ou de simples sonneries sur votre iPhone sans passer par iTunes, la boutique virtuelle d'Apple ! Le système, verrouillé, rend cette opération très complexe.

Le phénomène d'attachement à une marque n'est pas unique. D'autres enseignes, comme Nespresso, Free, Hello Kitty, Harley-Davidson ou certaines maisons de luxe parviennent à créer chez le consommateur des comportements proches de l'addiction, en tout cas marqués par une défense fervente et une fidélité inoxydable, doublées d'un dénigrement systématique des concurrents.

Mais Apple porte ces loyautés marchandes à un point encore jamais vu. L'entreprise californienne est passée maîtresse dans l'art de faire naître une communauté, notamment grâce au parfum de contre-culture qui a enveloppé les débuts de l'entreprise et de son fondateur, Steve Jobs. Les utilisateurs ont le sentiment d'appartenir à un club. D'être sinon des rebelles ou des élus, au moins des gens éclairés, qui détiennent une vérité.

Le premier article de cet évangile invisible, c'est la simplicité. Les utilisateurs de Mac ou d'iPhone jurent leurs grands dieux que le système est un jeu d'enfant. Fini les arborescences tarabiscotées, Apple a inventé le "Plug and Play" : vous branchez et ça marche, pas besoin de manuels illisibles. D'ailleurs, l'iPhone est livré sans mode d'emploi - mais par des hordes d'employés en tee-shirts bleus, prêts à vous consacrer des heures dans les Apple Stores. C'est ce que le philosophe Vincent Billard appelle "l'enfantilisation" du client dans iPhilosophie, publié aux Presses universitaires de Laval (Québec). "Cette facilité d'emploi est obtenue grâce à un travail formidable, une énorme ingénierie cachée, observe-t-il. La démarche est un peu paternaliste : Apple fait notre bien malgré nous."

Le design des appareils, lisse, arrondi, ergonomique, renvoie d'ailleurs au monde de l'enfance. Un iPhone, un iPod, un Mac, ce sont aussi des jouets. Surtout, la marque a su attirer ses clients hors du cercle des technophiles. "A ses débuts, Microsoft s'adressait surtout aux ingénieurs, explique Nicolas Herpin, sociologue et directeur de recherches au CNRS. Les autres utilisateurs d'ordinateurs se sentaient rejetés. Apple les a séduits, en proposant des outils plus accessibles et intuitifs."

Sont-ils vraiment plus accessibles ? Non, répond Patrice Duchemin, sociologue de la consommation et professeur au Celsa. "Nous avons été manipulés depuis le début pour trouver que les systèmes Apple sont simples." Ce qu'il appelle la "simplexité" : faire miroiter une approche aisée de techniques compliquées, grâce à des publicités où tout est présenté par une voix débonnaire, sur fond dépouillé. Le choix de la pomme, fruit élémentaire, irait dans le même sens. Il est vrai que, intuitif, le Mac l'est surtout pour ceux qui sont nés dans cet environnement. Sans aide, les autres risquent bien de passer un mauvais quart d'heure : même le défilement des documents à l'écran n'est pas évident lorsque l'on n'a pas compris qu'il obéit au toucher.

Le conditionnement du client fait appel à l'irrationnel, selon M. Duchemin. "La relation entre Mac et ses utilisateurs ne relève pas d'une logique de marque classique. Il s'agit d'une forme de fanatisme qui n'est pas fondé sur une évaluation rationnelle du produit." Mais quels sont les ressorts de ce fanatisme ? L'Américain Martin Lindstrom donne des éléments de réponse dans Apple, la tyrannie du cool, film documentaire de Dimitri Kourtchine et Sylvain Bergère, produit par La Générale de production et diffusé par Arte fin 2011.

Cet expert en neuromarketing exhibe des scanners cérébraux réalisés sur des détenteurs d'iPhone. "L'utilisation de ce smartphone active la même région que lorsqu'on est amoureux", affirme-t-il. Elle excite la zone cérébrale des amygdales, qui joue un rôle important dans les émotions et le conditionnement. "Cela reflète la peur d'être seul, coupé du monde, ajoute M. Lindstrom. La marque a dépassé le produit en déclenchant une émotion particulière, que les autres téléphones ne produisent pas. J'appelle ça une religion", conclut cet expert qui étudie le phénomène depuis sept ans.

Une religion, c'est le parallèle que dessine Patrice Duchemin : les fidèles ont des temples (les Apple Stores), un gourou mort dont la parole continue d'être diffusée (Steve Jobs), un dogme (faire fonctionnel et beau) et des prêtres (les garçons et les filles en tee-shirt bleu qui font des haies d'honneur aux clients dans les Apple Stores). D'où des conduites irrationnelles sur le plan économique : un fan d'Apple est prêt à payer cher un produit, certes haut de gamme et performant, mais dont l'équivalent vaut jusqu'à un tiers de moins ailleurs.

Dominique, par exemple, explique en souriant un peu jaune qu'il a "tout Apple, sauf les actions". Cet homme de 52 ans investit systématiquement dans chacune des nouveautés, quitte à revendre ses anciens appareils, quand il le peut. Son iPhone 5 lui a coûté 679 euros, alors qu' il aurait payé 20 % de moins s'il avait choisi le Galaxy de Samsung. Un produit sensiblement équivalent et, selon lui, techniquement meilleur. Mais pourrait-il changer de marque ? Silence embarrassé. "Non, constate-t-il avec sincérité. Et pas seulement parce que tout est connecté ou parce que je connais bien le fonctionnement d'Apple. Ça va plus loin : j'aurais l'impression d'aller vers le bas de gamme, le commun. D'être exclu."

"UN SENTIMENT, UN BESOIN. ET UNE DÉPENDANCE"

Sur Facebook ou sur Twitter, les clubs de fans d'Apple sont très actifs. Et très fermés, pour certains. La moindre critique contre la pomme entraîne l'éviction du coupable. C'est ce qu'a constaté Vincent Touati, un jeune fan montpelliérain très actif sur le Net, qui vit dans un univers Apple depuis le Mac reçu pour sa communion jusqu'à l'iPad qu'il s'est offert en travaillant l'été. "Il m'est arrivé d'émettre une légère critique dans un podcast que je fais sur iTunes, se souvient-il. Deux jours après, mon podcast n'apparaissait plus." Après avoir été "fan boy" pendant des années, après avoir tenu régulièrement un blog uniquement destiné à présenter les produits Apple, après avoir refusé de "jailbreaker" ses appareils (les trafiquer pour les faire échapper au contrôle d'Apple) afin de "ne pas trahir la communauté", Vincent a pris un peu de distance. Pourtant, il reste fidèle à ses premières amours. Pas question de passer à l'ennemi. "Je suis dépendant de mes applications, qui n'existent dans aucune autre marque, sourit-il. J'ai tout ce qu'il me faut." Pour lui, comme pour beaucoup d'autres, le lien n'est pas que pratique, c'est "avant tout un sentiment, un besoin. Et une dépendance".

Cette dépendance est d'autant plus forte que l'iPhone est conçu pour devenir un puits d'intimité, "une belle boîte à secrets qui contient toutes les données personnelles, depuis les contacts jusqu'aux musiques et aux photos, en passant par les mails", observe Pascal Gustin, PDG de la société de conseil en management Algoé.

Les conduites irrationnelles du fan dépendant sont le fruit de démarches que l'on peut qualifier, elles, de très rationnelles. Et d'abord dans le domaine technologique. Apple combine à la perfection deux types de rationalités opposées : l'une technique, l'autre magique. C'est l'analyse que propose Denis Bertrand, professeur de littérature et de sémiotique à Paris-VIII- Vincennes-Saint-Denis et spécialiste d'économie de la communication.

Pour lui, la convergence entre le monde du mythe et celui de la raison se traduit par ce que les chercheurs appellent le wow effect - en bon français l'"effet waouh !". Une réaction de surprise émerveillée très recherchée par les bureaux d'études et notamment dans le monde de l'automobile. Exactement ce qui se produit lorsque vous voyez pour la première fois l'image s'agrandir sur un iPhone sous la pression de vos doigts, ou la photo changer de sens, quand vous basculez votre tablette iPad.

Une lecture sémiotique de ce miracle fait apparaître trois mécanismes. A commencer par l'effet d'apparition : "C'est Lourdes, ironise Denis Bertrand : quelqu'un apparaît et il n'est pas entré par la porte." La baguette magique, autrement dit. Vient ensuite l'effet de métamorphose : l'objet se transforme en un être pseudo-vivant. "Il y a une animalité latente de l'appareil, qui l'investit d'une sorte d'intentionnalité, estime Denis Bertrand. Quand par exemple la prise magnétique du Mac cherche elle-même l'emplacement où elle doit se ficher." Enfin, l'effet de charme, lié aux propriétés esthétiques et sensorielles de l'outil, ainsi qu'à ses finitions exceptionnellement soignées.

Cette technologie géniale est amplifiée par le marketing qu'Apple a élevé au rang de science exacte. Avec, d'abord, l'élaboration d'une légende de la marque : ses lieux historiques (le fameux garage de Cupertino, ville de la Silicon Valley où Steve Jobs a fait ses débuts, lorsqu'il habitait chez ses parents), ses grands hommes, ou même ses coups d'Etat. Ce n'est pas tout.

Apple exploite aussi de manière parfaite certaines tendances de fond de la société, comme l'attrait pour les codes du luxe. C'est l'une de ses grandes réussites, que d'autres marques comme Nespresso ont largement utilisée dans son sillage, notamment le "plus cher, c'est mieux".

Qu'il s'agisse des produits, des boutiques ou même des emballages, tout est fait pour jouer sur l'élégance, la transparence, le dépouillement, la légèreté. Voire la pureté, l'élévation. Rien à voir avec les appareils lourdingues et marronnasses des premiers âges de l'informatique, quand un ordinateur n'était qu'un outil de bureau pour spécialistes. "C'est le propre d'une marque premium d'associer high-tech et style, numérique et art. Apple a dé-technicisé l'objet par l'esthétique, indique le philosophe Gilles Lipovetsky. Or l'art crée du prestige, de la désirabilité."

Le génie de Steve Jobs est aussi d'avoir glissé une note d'anticonformisme derrière ses ordinateurs, iPod ou iPhone. "Souvenez-vous des campagnes publicitaires d'Apple contre Big Brother, rappelle Gilles Lipovetsky. Rien que le logo, une pomme mordue, suggère une transgression." Un appel à changer le monde. L'utilisateur d'Apple ne peut devenir que le complice d'un tel projet quand il a l'impression d'exister plus intensément rien qu'en tenant un téléphone. Pianotant sur les touches de son merveilleux appareil, il se sent créatif à bon compte en se prenant pour un photographe, un écrivain, un graphiste, un cameraman, un ingénieur du son, etc.

"L'INDIVIDU DIT CE QU'IL EST À TRAVERS UNE MARQUE"

"Les produits Apple répondent à la perfection aux attentes du néo-consommateur esthétique", commente Gilles Lipovetsky. L'hyper-consommateur, né du développement de la consommation de masse dans les années 1980, ne se contente plus du fonctionnel. Il ne veut pas juste que ça marche, mais que les objets lui procurent une émotion. "Le phénomène se retrouve partout, selon M. Lipovetsky. On ne veut plus une cuisine fonctionnelle : on souhaite un lieu où on se sente bien, qui procure du plaisir."

Mais pourquoi sommes-nous devenus des hyper-consommateurs hédonistes ? Pourquoi, en somme, les stratégies déployées par Apple prennent-elles si bien sur nous ? Bien sûr, les logiques marketing ont leur importance, la saturation des marchés oblige les entreprises à se creuser la tête pour créer de nouveaux besoins, et la société de consommation diffuse un idéal de confort et de plaisir.

Cependant, dans le cas d'Apple, le label de créativité associé à la marque épouse aussi les contours d'une société furieusement individualiste, où chacun doit définir sa propre personnalité sans le secours des grands codes de la religion ou de la politique. "La consommation a longtemps été emblématique d'une position sociale, d'une place dans la hiérarchie, signale Gilles Lipovetsky. Maintenant, on assiste à une évolution : la logique de différenciation est toujours là, mais plus individuelle que collective. L'individu dit ce qu'il est à travers une marque. C'est un emblème de sa personnalité, pas seulement de sa classe." Du coup, ajoute-t-il, le rapport aux choses est plus intolérant, car ces objets sont beaucoup plus que de vulgaires appareils : ils signent une personne. D'où certaines réactions de type sectaire.

L'IPHONE? UN ENGIN TERRIBLEMENT GRAND PUBLIC

Enfin, le besoin de croire en quelque chose est si fort que moins les religions recrutent, plus les marques font d'adeptes. La puissance de l'irrationnel est aiguisée par le fait que la société se standardise. "Les consommateurs entretiennent des relations irrationnelles avec les marques pour échapper à une société qui érige la normalité en nouvelle idéologie. Ils passent de l'autre côté du miroir", considère Patrice Duchemin.

Les marques seraient un recours, quand le monde nous oppresse ou ne nous suffit plus. Mais, pour les fans d'Apple, la question se pose aujourd'hui avec une acuité nouvelle. Car leur passion tenait au fait que l'entreprise était perçue comme un outsider. Or l'explosion des ventes change la donne. L'iPhone, notamment, devient un engin terriblement grand public, aux antipodes du petit bijou élitiste des débuts. Quant à la marque, certains Applemaniaques d'hier l'accusent aujourd'hui de trahir en s'éloignant de son idéal alternatif et libertaire. Après avoir converti leur entourage, et prêché la bonne parole pendant des années, ceux-là vont devoir se reconvertir. Steve Jobs est mort mais la passion, elle, est toujours là.

Raphaëlle Rérolle
Membre de l'APRIL (www.april.org) / Membre du bureau Association "Debian Facile"  (https://debian-facile.org)